Drug Reporter
Un monde fatigué de la prohibition des drogues : Impressions à la Commission des stupéfiants des Nations unies
Article traduit par la Fédération Addiction
Chaque année, la Commission des stupéfiants de l'ONU se réunit à Vienne. C'est l'organe principal de décision en matière de drogues au niveau international. Alors que sa 66e session s'est tenue du 13 au 17 mars 2023, le Hongrois Péter Sárosi, directeur de la Rights Reporter Foundation et fondateur du site Drugreporter nous raconte ses impressions.
L’équipe de Drugreporter a assisté cette année à la 66e session de la Commission des stupéfiants des Nations Unies (CND), la plus grande réunion annuelle mondiale sur les politiques en matière de drogues. Cet article est un rapport préliminaire contenant quelques impressions personnelles.
J’avais l’habitude de considérer la Commission des stupéfiants comme l’un des événements les plus ennuyeux de l’année en matière de politique des drogues. Un synode de l’église de la prohibition des drogues, se réunissant chaque année dans sa cathédrale de Vienne, réitérant les dogmes des saintes conventions sur les drogues et considérant que tout usage non scientifique et non médical de certaines drogues païennes est illégal et constitue un péché. C’était un environnement hostile à la société civile. Mais je dois admettre que les choses changent… grâce à la société civile.
Vers la fin du « consensus de Vienne »
La séance plénière d’ouverture de la CND, l’épreuve de vérité des politiques mondiales en matière de drogues, était autrefois un événement très déprimant où l’on avait l’impression que les discours étaient issus d’une production standardisée. Nous plaisantions sur le fait que nous pourrions créer un « générateur de discours sur les conneries de la CND » alimenté par quelques mots-clés pour produire un discours composé des mantras habituels de « responsabilité partagée », « combattre cette menace » et « s’attaquer au problème mondial de la drogue ».
Mais la séance plénière d’ouverture de la 66e session de cette année a prouvé que le consensus dit de Vienne — l’accord entre les États membres sur le fait que la prohibition est la meilleure voie à suivre — n’existe plus. Il est mort d’une mort lente. Au lieu de réitérer les dogmes, de nombreux États membres les ont remis en question. Certains délégués l’ont fait avec une passion tout à fait inhabituelle à la CND.
Une vice-ministre de Colombie a déclaré dans son discours que son pays était fatigué de la guerre contre la drogue et cherchait de nouvelles solutions, telles que la régulation du cannabis et de la feuille de coca. Le délégué bolivien a condamné ce qu’il a appelé « six décennies de colonisation de la feuille de coca », une « plante sacrée » pour les peuples indigènes de la région des Andes. Un ministre maltais a annoncé que son pays avait créé l’an dernier un accès légal au cannabis pour les adultes, des associations à but non lucratif cultivant la plante pour un usage partagé.
Il y a quelques années, j’aurais qualifié ces voix de « dissidentes » mais aujourd’hui, elles ne constituent plus une petite minorité dissidente. Elles font désormais partie du discours général. Et ces voix sont désormais présentes dans des régions où, auparavant, nous n’entendions parler que de guerre contre la drogue. Par exemple, nous avons interviewé Seth Kwame Acheampong, ministre d’État du Ghana (Afrique de l’Ouest) qui nous a expliqué que son pays a décidé d’abandonner les anciennes méthodes de pénalisation sévère des personnes usagères de drogues pour leur donner accès à des programmes de réduction des risques.
Bien sûr, certains pays restent fidèles aux dogmes de la prohibition des drogues et, malheureusement, la majorité de la population mondiale vit encore dans ces pays. La Chine et l’Iran, par exemple. Et bien sûr, la Russie, un pays qui est plus isolé que jamais à l’ONU en raison de son agression contre l’Ukraine. L’Union européenne et la société civile ont utilisé la CND comme plateforme pour protester contre la guerre de Poutine, plusieurs États membres la condamnant dans leurs interventions. L’Association eurasienne de réduction des risques (EHRA) a organisé un événement parallèle sur la guerre en Ukraine et ses effets sur les services de réduction des risques, dans une salle bondée de délégués.
Nous avons pu entendre les « guerriers de la drogue » dans des pays comme Singapour, qui a mis en avant le cas d’un homme ayant consommé du LSD avant de tuer sa mère et sa grand-mère sous l’emprise de cette substance. Cela m’a rappelé la tristement célèbre affaire Victor Licata aux États-Unis dans les années 30, utilisée par Harry Anslinger, le responsable américain des politiques des drogues de l’époque, pour diaboliser le cannabis. Bien entendu, dans les deux cas, la consommation de substances psychoactives n’était qu’un catalyseur de problèmes de santé mentale préexistants. Utiliser ces crimes extrêmement rares pour prouver que ces drogues sont dangereuses est une forme extrême de démagogie.
Dans la rotonde du Centre international de Vienne, des pays pour la plupart prohibitionnistes ont présenté les réalisations de leurs services répressifs à l’aide d’images et de vidéos saisissantes. Par exemple, l’Iran a présenté des photos de forces de l’ordre morts au combat avec en légende « Ils ont sacrifié leur vie pour l’humanité ». Cette déclaration contrastait fortement avec la manifestation organisée devant le Centre international par des activistes iraniens qui présentaient des photos de jeunes gens (y compris des enfants) tués par le régime iranien.
Cette année, la délégation indonésienne a choisi un slogan étrange pour son stand : « Accélérer les efforts de lutte contre le trafic de drogue et ne jamais relâcher les efforts d’empowerment des communautés pour une Indonésie sans drogue ». Ils ont probablement essayé de mêler au message prohibitionniste à l’ancienne un peu de progressisme. Le résultat sonne… bizarre.
Des discours de l'ONU qui évoluent…
La directrice de l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime (ONUDC), l’Égyptienne Ghada Fathi Waly, a tenu un discours souple, essayant d’apporter quelque chose aux deux camps, mais pas suffisamment pour qu’on puisse la qualifier de progressiste ou de conservatrice. Par exemple, elle a appelé à un meilleur accès aux services de prévention du VIH pour les personnes qui s’injectent des drogues mais elle n’a pas prononcé les mots « réduction des risques », une expression qui suscite la colère des prohibitionnistes. Elle a souligné que la compassion devait être au centre des politiques en matière de drogues — une phrase que je n’ai pu interpréter autrement que comme moralisatrice, étant donné que des millions de personnes sont tuées, emprisonnées et torturées au nom de la lutte contre la drogue chaque année.
Il n’est pas surprenant que le gardien du système international de contrôle des drogues, la cheffe de l’Organe international de contrôle des stupéfiants (OICS), ait condamné lors de l’ouverture de la Commission les pays qui ont légalisé le cannabis, c’est le cas depuis plusieurs années. Ce qui est plus surprenant, c’est qu’elle a condamné les pays qui violent les droits humains au nom du contrôle des drogues, ce que l’OICS n’avait jamais fait auparavant. Un autre signe de l’évolution des discours à l’ONU.
L’un des points forts de la CND de cette année a été l’intervention du haut-commissaire des Nations unies aux droits de l’homme. Son apparition a été un changement bienvenu dans une scène dominée par les questions sécuritaires. Son appel à mettre fin à la guerre contre la drogue est un important vecteur de changement.
L'engagement de la société civile
Mais ce qui rend la CND plus intéressante et plus vivante, ce sont les événements parallèles organisés pour la plupart par la société civile. Il y a eu tellement de sessions parallèles qu’il est impossible d’en donner une vue d’ensemble — des rapports sont disponibles sur le blog de la CND. Mais je peux mettre en avant quelques événements auxquels j’ai assisté.
L’un des événements les plus remarquables a été celui consacré aux politiques de lutte contre la drogue en Europe du Nord, organisé par la Fondation norvégienne pour des politiques humaines sur les drogues (FHN). Il est étonnant de voir à quel point les choses ont changé dans cette région du monde, autrefois connue pour son approche répressive et fondée sur l’abstinence en matière de drogues. Halldóra Mogensen, députée islandaise, Nanna W. Gotfredsen, députée danoise et membre du légendaire groupe Danish Street Lawyers, et Arild Knutsen, le très optimiste activiste communautaire norvégien, ont présenté la manière dont leurs pays ont introduit des services de réduction des risques tels que les salles de consommation à moindre risque. Bien sûr, il y a encore beaucoup de stigmatisation et de discrimination — les vieilles attitudes meurent lentement — mais la société est en train de se transformer. La Suède est aujourd’hui le seul pays nordique qui privilégie encore les politiques de guerre contre la drogue au détriment de la réduction des risques.
Un autre événement parallèle intéressant auquel j’ai assisté portait sur l’analyse de drogues : des interventions de réduction des risques visant à identifier les substances contenues dans les produits vendus comme des drogues sur le marché illicite des stupéfiants. L’objectif est de permettre aux consommateurs d’éviter les substances frelatées, dangereuses et potentiellement toxiques. Des intervenants des Pays-Bas, de Suisse, du Royaume-Uni, du Portugal et de Nouvelle-Zélande ont présenté les résultats de leurs programmes d’analyse de drogues. Les preuves sont claires : le contrôle des drogues peut sauver des vies. L’analyse de drogues, qui se concentrait autrefois principalement sur la scène rave et ciblait les jeunes des milieux festifs, est en train de changer. Différents groupes de consommateurs de drogues sont visés, notamment les consommateurs de cannabis et les groupes de consommateurs plus âgés et plus marginalisés. L’analyse de drogues a été introduit dans les salles de consommation à moindre risque. La Nouvelle-Zélande a été le premier pays au monde à légiférer en matière d’analyse des drogues : un modèle à suivre pour d’autres pays dans un avenir proche. Il existe un réseau de services d’analyse des drogues en Europe qui permet aux structures qui proposent ce services de partager leurs données et leurs expériences.
J’ai également assisté à l’événement parallèle organisé par le Maroc sur les leçons tirées de sa nouvelle politique de régulation du cannabis, introduite il y a quelques années pour autoriser la culture légale et l’exportation de cannabis à des fins industrielles et médicales. Le Maroc est le plus grand producteur de cannabis depuis le 18e siècle. Les agriculteurs de la région rurale des montagnes du Rif entretenaient des relations hostiles avec le gouvernement central, qui tentait d’éradiquer leurs champs. La réforme est une tentative de compromis : elle ne résoudra pas le problème, mais c’est un pas dans la bonne direction. Une nouvelle agence a été créée pour contrôler la production et l’exportation de cannabis, en essayant de la maintenir strictement dans les paramètres des traités internationaux sur les drogues. Le Maroc ne sera pas le pays qui « ira hardiment là où personne n’est allé auparavant » mais je soupçonne que dès que les principaux pays européens créeront un marché légal pour le cannabis récréatif, ces mécanismes seront utilisés pour approvisionner ce marché en cannabis.